Coordination
Elvita Alvarez, Anne-Françoise Praz, Ellen Hertz,
Stéphanie Lachat, Laurence Bachmann, Sylvie Rochat, Lucienne Gillioz
Dans son dernier numéro, la revue Nouvelles Questions Féministes rend compte d'une évolution au coeur des sciences économiques: les perspectives féministes en économie. Dans une discipline qui néglige ou méconnaît bien souvent les rapports sociaux de sexe, les femmes, et plus encore les féministes, font figure d'exception. Pourtant, en 1995, est fondée l'International Association for Feminist Economics avec, à son actif, la création de la revue
internationale Feminist Economics, ainsi que ses manifestes Beyond Economic Man I et II. Ces instances marquent une nouvelle phase dans l'analyse féministe de l'économie, une phase caractérisée par l'ambition d'occuper le champ de ces sciences. Pour Nouvelles Questions Féministes, qui suit d'un oeil critique le développement des sciences économiques depuis plusieurs décennies, ce moment marque un tournant particulièrement réjouissant.
Comment les sciences économiques traitent-elles des différentes formes de discrimination entre les sexes ? Comment développer une approche féministe en économie ? Les études présentées dans ce numéro proposent différentes pistes théoriques et études empiriques qui permettent de s'interroger sur les présupposés dans la présentation des « faits économiques » dont la « valeur » économique varie fortement en fonction du contexte et des rapports sociaux. L'économie n'est-elle pas un « fait social institué », avec ses systèmes de règles, ses conflits et rapports de pouvoir dans le cadre des institutions de régulation de la propriété, ce qui place d'emblée la réflexion sur le terrain du politique ? Comment estimer la valeur du travail des soins socio-sanitaires effectués par des proches et de ses conséquences socio-économiques afin qu'il soit pris en compte dans la réflexion si actuelle sur les coûts de la santé ? Le concept de capabilités développé par le Prix Nobel Amarty Sen est-il utile pour une approche féministe en économie ? Voilà quelques unes des nombreuses questions abordées tout au long de ce dernier numéro.
La rubrique « Parcours » est consacrée à l'économiste Nancy Folbre, figure pionnière dans le champ de l'économie féministe, qui nous retrace quelques une de ses difficultés à se frayer un chemin de féministe à l'intérieur même des sciences économiques. Nous vous proposons ainsi un remarquable parcours de militante féministe et de scientifique reconnue, articulant les deux axes que s'efforce de maintenir la revue Nouvelles Questions Féministes.
Sommaire
Edito
Elvita Alvarez, Anne-Françoise Praz, Ellen Hertz, Stéphanie Lachat, Laurence Bachmann, Sylvie Rochat
Vers des sciences économiques féministes
Grand Angle
Sylvie MorelChamp libre
Céline Schnegg
L'avortement médicamenteux : de la technique à l'expérience. La méthode abortive en question
Christine Pirinoli
Genre, militantisme et citoyenneté en Palestine
Patricia Roux, Lavinia Gianettoni et Céline Perrin
L'instrumentalisation du genre : une nouvelle forme de racisme et de sexisme
Parcours
Nancy Folbre
« C'est qui, "nous" ? » Entretien avec Nancy Folbre, économiste féministe
Réalisé et traduit par Ellen Hertz, décembre 2006
Comptes-rendus
Anne-Marie Barone
Karine Lempen : Le harcèlement sexuel sur le lieu de travail et la responsabilité civile de l'employeur
Anne-Françoise Praz
Sabine Christe, Nora Natchkova, Manon Schick et Céline Schoeni : Au foyer de l'inégalité.
Isabelle Boisclair
Dominique Bourque : Écrire l'inter-dit. La subversion formelle dans l'oeuvre de Monique Wittig
Christine Delphy
Richard Poulin : Abolir la prostitution
Laetitia Dechaufour
Andrea Smith : Conquest. Sexual Violence and American Indian Genocide
Marianne Modak
Weber Florence : Le sang, le nom, le quotidien. Une sociologie de la parenté pratique
Martine Chaponnière
Christine Bard (Éd.) : Le genre des territoires. Féminin, masculin, neutre
Collectif
Laurence Bachmann et Stéphanie LachatRésumés/Abstracts
Sylvie Morel
Pour une « fertilisation croisée » entre l'institutionnalisme et le féminisme
Dans cet article, l'auteure plaide en faveur d'une meilleure appropriation, par les économistes féministes, d'un courant théorique spécifique en économie : l'« institutionnalisme des origines ». La stratégie de recherche préconisée ici pour oeuvrer au renouvellement de l'analyse féministe en économie consiste en un exercice de « fertilisation croisée » entre l'institutionnalisme des origines et la théorie économique féministe. Cette démarche de recherche est donc à double sens : mobiliser le cadre analytique de cet institutionnalisme pour enrichir l'analyse de genre en économie, et, inversement, enrichir ce dernier par la théorie féministe. Dans cet article, l'auteure se penche surtout sur le premier terme de cette dyade, en présentant les aspects de l'institutionnalisme qui ont beaucoup à offrir au féminisme.
Towards a « cross fertilization » between institutionalism and feminism
In this paper, the author argues for a better mastery by feminist economists of a specific school of thought in economics: the « original institutional economics ». The research strategy advocated here consists in an exercise of « cross fertilization » between original institutional economics and feminist economic theory. This research agenda involves a two-way process: using the analytical framework of institutionalism to enrich gender economic analysis and, conversely, enriching the former through the systematic integration of feminist theory. In this paper, the author looks mainly at the first aspect of this process, illustrating her approach with an example of how original institutional economics sets about to analyze the welfare state.
Cristina Carrasco
Les coûts invisibles des soins et du travail des femmes
Cet article analyse le travail non rémunéré des soins socio-sanitaires hospitaliers et post-hospitaliers. Il s'agit d'étudier, en temps et en valeur monétaire, les soins dont a besoin une personne hospitalisée et qui ne sont pas assurés par le secteur public de la santé. Faire apparaître ce travail signifie dénoncer le fait que le secteur ainsi que les budgets de la santé sont conçus en comptant sur le travail non rémunéré effectué dans les foyers, pour l'essentiel par les femmes, travail qui sert d'amortisseur des nécessités sociales de soins sans pour autant être reconnu. L'objectif de ce travail consiste à apporter une certaine information et à proposer des raisons afin que ce thème des soins soit assumé comme un véritable problème social et non comme l'affaire privée des femmes.
Women's work and the invisible costs of care
This paper takes as its object of analysis unpaid work carried out in hospital and post-hospitalization settings. It proposes a model to measure - in time and in monetary value - the provision of care that is effectuated by people who are not paid by the public or private sectors. Making this work visible is important, as it demonstrates that public health budgets are designed with an implicit reliance on unpaid work supplied by families, and more precisely in the majority of cases, by women. Care work of this kind operates like a cushion, fulfilling basic social needs, but receivinges no social recognition. The aim of this paper is to shed light on the issue of unpaid care as a social problem, as opposed to a private matter concerning only women, and thereby to promote an open public debate about the utility and equity of this arrangement.
Ingrid Robeyns
Le concept de capabilité développé par Sen est-il utile pour l'économie féministe ?
Selon l'idée centrale de l'approche d'Amartya Sen, les comparaisons interpersonnelles analysant la pauvreté, l'inégalité, la justice ou le développement devraient se baser sur ce que les personnes sont effectivement capables de faire et d'être, à savoir leurs capabilités. Mais cette approche offre-t-elle un potentiel pour les questions féministes ? Trois aspects au moins permettent de considérer son intérêt dans une perspective de genre : l'accent mis sur les capabilités et les fonctionnements plutôt que sur les ressources, la prise en compte de la diversité humaine, et son rapport à l'individualisme. Cependant, l'approche en termes de capabilités demeure un cadre très large, qui peut être utilisé pour des analyses féministes ou anti-féministes, selon les positions théoriques adoptées. C'est pourquoi les économistes féministes doivent s'efforcer de démontrer les biais de genre dans les institutions sociales et dans les processus de décisions collectifs. L'approche en termes de capabilités peut être une alliée dans un programme de recherche féministe, mais elle ne saurait suffire en elle-même.
How useful is Sen's capability approach for feminist economics?
The core claim of Amartya Sen's capability approach is that interpersonal comparisons for analyses of poverty, inequality, justice or development should focus on what people are effectively able to do and to be, that is, on their capabilities. In recent years the capability approach has become very popular among feminist economists. But does the capability approach have the potential to address feminist concerns? There are at least three aspects of the capability approach that make it a gender-sensitive evaluative framework: its focus on functionings and capabilities; the key role given to human diversity; and its relation to individualism. Nevertheless, the capability approach can be used for non-feminist or even anti-feminist analysis, if one espouses explanatory theories that are non- or anti-feminist. Feminist economists will therefore have to invest their energies into showing how social institutions and collective decision-making processes can be gender-biased. The capability approach can be an ally in a feminist research program, but is insufficient in and of itself.
Céline Schnegg
L'avortement médicamenteux : de la technique à l'expérience. La méthode abortive en question
Cet article traite de l'expérience de l'avortement par médicament. Sur la base de récits de femmes, il s'inscrit en faux contre les discours dominants et les prises de position féministes qui placent le RU-486 au centre du vécu ; il tend à montrer que c'est moins la technologie qui constitue l'expérience abortive, que le système de genre et le cadre médical dans lesquels s'inscrit l'avortement. La pilule abortive n'a d'effets qu'au travers des usages qu'en font les femmes et du sens qu'elles lui donnent : situées dans un champ de contraintes et d'injonctions contradictoires, elles s'en servent comme d'un outil de déculpabilisation et de renaturalisation de leur avortement, mais aussi comme d'un instrument de punition d'avoir eu des rapports sexuels et d'interrompre leur grossesse.
The abortion pill: from technology to experience. Questioning the abortive method
This article discusses the experience of abortion through medication. Based upon interviews with several women, it argues against both mainstream discourse and those feminist positions that define the RU-486 as the decisive factor in the abortive experience. It aims to demonstrate that, rather than technology, the gender system and the medical environment make up the real-life aborting process. The abortion pill is only effective in light of the use women make of it, and the meaning they infuse it with: within a field of contradictory constraints and directives, they use it as a tool to alleviate guilt and to re-naturalize their abortion, and also as an instrument of self-punishment for having had sexual intercourse and for interrupting their pregnancy.
Christine Pirinoli
Genre, militantisme et citoyenneté en Palestine.
Comme dans tous les mouvements nationalistes ou de libération, les femmes palestiniennes sont reconnues comme actrices quand il s'agit de la résistance nationale mais sont l'objet de critiques particulièrement virulentes lorsqu'elles militent pour leurs droits, notamment en ce qui concerne la définition de la citoyenneté dans le cadre de la création d'un Etat palestinien. Au-delà des obstacles liés au conflit avec Israël, les valeurs et les stratégies de l'Autorité palestinienne participent de l'exclusion des femmes, notamment en produisant un imaginaire valorisant la tradition dont ces dernières seraient seules garantes. A travers une analyse historique de la militance des Palestiniennes, cet article mettra en lumière les mécanismes et les logiques qui sous-tendent les discours nationalistes visant au rétablissement d'un système patriarcal, présenté comme authentiquement palestinien.
Gender, activism and citizenship in Palestine.
As in all nationalist or liberation movements, Palestinian women are considered as actresses when fighting for nationalist resistance, but are strongly criticized when struggling for their own rights, particularly in relation to what defines citizenship in the process of Palestinian State building. Beyond the obstacles linked to the conflict with Israel, the Palestinian Authority participates in the exclusion of women though its espoused values and strategies, in particular by producing a imaginary that celebrates "tradition" of which women are held to be the only guarantors. Through a historical analysis of Palestinian women's activism, this article sheds light on the mechanisms and logics of nationalist discourses that aim to maintain a patriarchal system presented as authentically Palestinian.
Patricia Roux, Lavinia Gianettoni et Céline Perrin
L'instrumentalisation du genre : une nouvelle forme de racisme et de sexisme
Cet article analyse l'imbrication des rapports de domination, plus particulièrement la manière dont les rapports sociaux de sexe et de race s'alimentent et se renforcent mutuellement. Les discours actuels en Suisse et en France sur le contrat d'intégration des immigré·e·s, le port du voile ou les viols collectifs tendent à ethniciser de plus en plus le sexisme : « les étrangers » seraient plus violents et dominateurs que les autochtones, de même que « leurs » femmes seraient plus soumises. La culture de l'Autre, racisé, est ainsi construite comme « extraordinairement » sexiste et fondamentalement différente de la culture occidentale. Ce processus aurait deux effets que les auteures analysent avec une enquête exploratoire menée par questionnaire en Suisse romande : d'une part, il permettrait de justifier les discriminations raciales, et d'autre part, il invisibiliserait le sexisme « ordinaire » dont les pays occidentaux sont porteurs. Il s'agit là d'une forme d'instrumentalisation du genre sur laquelle prennent appui autant les logiques racistes que sexistes.
Gender Instrumentalization : A New Form of Racism and Sexism
This article analyzes interrelationships between different forms of domination, and more specifically the ways in which relations of domination constructed around the categories of sex and race feed into and mutually reinforce each other. A number of highly mediatized « events » in Switzerland and France today - the social integration of immigrant communities, the Islamic veil or gang rape - reveal an increasingly ethnicized discourse about sexism. In short, « foreigners » are construed as more violent and sexist than national citizens, and « their » women more submissive. The cultures of immigrant groups are racialized and presented as « extraordinarily » sexist in ways that are fundamentally distinct from « Western culture ». The authors analyze this process through exploratory research based on a questionnaire administered in French-speaking Switzerland. In this article, they present two preliminary results of this study : on the one hand, these media and popular political discourses work to justify race-based discrimination ; on the other, they mask and/or downplay forms of « ordinary » sexism found in Western countries. We are thus confronted with an instrumentalization of gender based on logics that are both racist and sexist.
Coordination
Elvita Alvarez, Anne-Françoise Praz, Ellen Hertz,
Stéphanie Lachat, Laurence Bachmann, Sylvie Rochat, Lucienne Gillioz
Sommaire
Edito
Elvita Alvarez, Anne-Françoise Praz, Ellen Hertz, Stéphanie Lachat, Laurence Bachmann, Sylvie Rochat
Vers des sciences économiques féministes
Grand Angle
Sylvie MorelChamp libre
Céline Schnegg
L'avortement médicamenteux : de la technique à l'expérience. La méthode abortive en question
Christine Pirinoli
Genre, militantisme et citoyenneté en Palestine
Patricia Roux, Lavinia Gianettoni et Céline Perrin
L'instrumentalisation du genre : une nouvelle forme de racisme et de sexisme
Parcours
Nancy Folbre
« C'est qui, "nous" ? » Entretien avec Nancy Folbre, économiste féministe
Réalisé et traduit par Ellen Hertz, décembre 2006
Comptes-rendus
Anne-Marie Barone
Karine Lempen : Le harcèlement sexuel sur le lieu de travail et la responsabilité civile de l'employeur
Anne-Françoise Praz
Sabine Christe, Nora Natchkova, Manon Schick et Céline Schoeni : Au foyer de l'inégalité.
Isabelle Boisclair
Dominique Bourque : Écrire l'inter-dit. La subversion formelle dans l'oeuvre de Monique Wittig
Christine Delphy
Richard Poulin : Abolir la prostitution
Laetitia Dechaufour
Andrea Smith : Conquest. Sexual Violence and American Indian Genocide
Marianne Modak
Weber Florence : Le sang, le nom, le quotidien. Une sociologie de la parenté pratique
Martine Chaponnière
Christine Bard (Éd.) : Le genre des territoires. Féminin, masculin, neutre
Collectif
Laurence Bachmann et Stéphanie LachatRésumés/Abstracts
Sylvie Morel
Pour une « fertilisation croisée » entre l'institutionnalisme et le féminisme
Dans cet article, l'auteure plaide en faveur d'une meilleure appropriation, par les économistes féministes, d'un courant théorique spécifique en économie : l'« institutionnalisme des origines ». La stratégie de recherche préconisée ici pour oeuvrer au renouvellement de l'analyse féministe en économie consiste en un exercice de « fertilisation croisée » entre l'institutionnalisme des origines et la théorie économique féministe. Cette démarche de recherche est donc à double sens : mobiliser le cadre analytique de cet institutionnalisme pour enrichir l'analyse de genre en économie, et, inversement, enrichir ce dernier par la théorie féministe. Dans cet article, l'auteure se penche surtout sur le premier terme de cette dyade, en présentant les aspects de l'institutionnalisme qui ont beaucoup à offrir au féminisme.
Towards a « cross fertilization » between institutionalism and feminism
In this paper, the author argues for a better mastery by feminist economists of a specific school of thought in economics: the « original institutional economics ». The research strategy advocated here consists in an exercise of « cross fertilization » between original institutional economics and feminist economic theory. This research agenda involves a two-way process: using the analytical framework of institutionalism to enrich gender economic analysis and, conversely, enriching the former through the systematic integration of feminist theory. In this paper, the author looks mainly at the first aspect of this process, illustrating her approach with an example of how original institutional economics sets about to analyze the welfare state.
Cristina Carrasco
Les coûts invisibles des soins et du travail des femmes
Cet article analyse le travail non rémunéré des soins socio-sanitaires hospitaliers et post-hospitaliers. Il s'agit d'étudier, en temps et en valeur monétaire, les soins dont a besoin une personne hospitalisée et qui ne sont pas assurés par le secteur public de la santé. Faire apparaître ce travail signifie dénoncer le fait que le secteur ainsi que les budgets de la santé sont conçus en comptant sur le travail non rémunéré effectué dans les foyers, pour l'essentiel par les femmes, travail qui sert d'amortisseur des nécessités sociales de soins sans pour autant être reconnu. L'objectif de ce travail consiste à apporter une certaine information et à proposer des raisons afin que ce thème des soins soit assumé comme un véritable problème social et non comme l'affaire privée des femmes.
Women's work and the invisible costs of care
This paper takes as its object of analysis unpaid work carried out in hospital and post-hospitalization settings. It proposes a model to measure - in time and in monetary value - the provision of care that is effectuated by people who are not paid by the public or private sectors. Making this work visible is important, as it demonstrates that public health budgets are designed with an implicit reliance on unpaid work supplied by families, and more precisely in the majority of cases, by women. Care work of this kind operates like a cushion, fulfilling basic social needs, but receivinges no social recognition. The aim of this paper is to shed light on the issue of unpaid care as a social problem, as opposed to a private matter concerning only women, and thereby to promote an open public debate about the utility and equity of this arrangement.
Ingrid Robeyns
Le concept de capabilité développé par Sen est-il utile pour l'économie féministe ?
Selon l'idée centrale de l'approche d'Amartya Sen, les comparaisons interpersonnelles analysant la pauvreté, l'inégalité, la justice ou le développement devraient se baser sur ce que les personnes sont effectivement capables de faire et d'être, à savoir leurs capabilités. Mais cette approche offre-t-elle un potentiel pour les questions féministes ? Trois aspects au moins permettent de considérer son intérêt dans une perspective de genre : l'accent mis sur les capabilités et les fonctionnements plutôt que sur les ressources, la prise en compte de la diversité humaine, et son rapport à l'individualisme. Cependant, l'approche en termes de capabilités demeure un cadre très large, qui peut être utilisé pour des analyses féministes ou anti-féministes, selon les positions théoriques adoptées. C'est pourquoi les économistes féministes doivent s'efforcer de démontrer les biais de genre dans les institutions sociales et dans les processus de décisions collectifs. L'approche en termes de capabilités peut être une alliée dans un programme de recherche féministe, mais elle ne saurait suffire en elle-même.
How useful is Sen's capability approach for feminist economics?
The core claim of Amartya Sen's capability approach is that interpersonal comparisons for analyses of poverty, inequality, justice or development should focus on what people are effectively able to do and to be, that is, on their capabilities. In recent years the capability approach has become very popular among feminist economists. But does the capability approach have the potential to address feminist concerns? There are at least three aspects of the capability approach that make it a gender-sensitive evaluative framework: its focus on functionings and capabilities; the key role given to human diversity; and its relation to individualism. Nevertheless, the capability approach can be used for non-feminist or even anti-feminist analysis, if one espouses explanatory theories that are non- or anti-feminist. Feminist economists will therefore have to invest their energies into showing how social institutions and collective decision-making processes can be gender-biased. The capability approach can be an ally in a feminist research program, but is insufficient in and of itself.
Céline Schnegg
L'avortement médicamenteux : de la technique à l'expérience. La méthode abortive en question
Cet article traite de l'expérience de l'avortement par médicament. Sur la base de récits de femmes, il s'inscrit en faux contre les discours dominants et les prises de position féministes qui placent le RU-486 au centre du vécu ; il tend à montrer que c'est moins la technologie qui constitue l'expérience abortive, que le système de genre et le cadre médical dans lesquels s'inscrit l'avortement. La pilule abortive n'a d'effets qu'au travers des usages qu'en font les femmes et du sens qu'elles lui donnent : situées dans un champ de contraintes et d'injonctions contradictoires, elles s'en servent comme d'un outil de déculpabilisation et de renaturalisation de leur avortement, mais aussi comme d'un instrument de punition d'avoir eu des rapports sexuels et d'interrompre leur grossesse.
The abortion pill: from technology to experience. Questioning the abortive method
This article discusses the experience of abortion through medication. Based upon interviews with several women, it argues against both mainstream discourse and those feminist positions that define the RU-486 as the decisive factor in the abortive experience. It aims to demonstrate that, rather than technology, the gender system and the medical environment make up the real-life aborting process. The abortion pill is only effective in light of the use women make of it, and the meaning they infuse it with: within a field of contradictory constraints and directives, they use it as a tool to alleviate guilt and to re-naturalize their abortion, and also as an instrument of self-punishment for having had sexual intercourse and for interrupting their pregnancy.
Christine Pirinoli
Genre, militantisme et citoyenneté en Palestine.
Comme dans tous les mouvements nationalistes ou de libération, les femmes palestiniennes sont reconnues comme actrices quand il s'agit de la résistance nationale mais sont l'objet de critiques particulièrement virulentes lorsqu'elles militent pour leurs droits, notamment en ce qui concerne la définition de la citoyenneté dans le cadre de la création d'un Etat palestinien. Au-delà des obstacles liés au conflit avec Israël, les valeurs et les stratégies de l'Autorité palestinienne participent de l'exclusion des femmes, notamment en produisant un imaginaire valorisant la tradition dont ces dernières seraient seules garantes. A travers une analyse historique de la militance des Palestiniennes, cet article mettra en lumière les mécanismes et les logiques qui sous-tendent les discours nationalistes visant au rétablissement d'un système patriarcal, présenté comme authentiquement palestinien.
Gender, activism and citizenship in Palestine.
As in all nationalist or liberation movements, Palestinian women are considered as actresses when fighting for nationalist resistance, but are strongly criticized when struggling for their own rights, particularly in relation to what defines citizenship in the process of Palestinian State building. Beyond the obstacles linked to the conflict with Israel, the Palestinian Authority participates in the exclusion of women though its espoused values and strategies, in particular by producing a imaginary that celebrates "tradition" of which women are held to be the only guarantors. Through a historical analysis of Palestinian women's activism, this article sheds light on the mechanisms and logics of nationalist discourses that aim to maintain a patriarchal system presented as authentically Palestinian.
Patricia Roux, Lavinia Gianettoni et Céline Perrin
L'instrumentalisation du genre : une nouvelle forme de racisme et de sexisme
Cet article analyse l'imbrication des rapports de domination, plus particulièrement la manière dont les rapports sociaux de sexe et de race s'alimentent et se renforcent mutuellement. Les discours actuels en Suisse et en France sur le contrat d'intégration des immigré·e·s, le port du voile ou les viols collectifs tendent à ethniciser de plus en plus le sexisme : « les étrangers » seraient plus violents et dominateurs que les autochtones, de même que « leurs » femmes seraient plus soumises. La culture de l'Autre, racisé, est ainsi construite comme « extraordinairement » sexiste et fondamentalement différente de la culture occidentale. Ce processus aurait deux effets que les auteures analysent avec une enquête exploratoire menée par questionnaire en Suisse romande : d'une part, il permettrait de justifier les discriminations raciales, et d'autre part, il invisibiliserait le sexisme « ordinaire » dont les pays occidentaux sont porteurs. Il s'agit là d'une forme d'instrumentalisation du genre sur laquelle prennent appui autant les logiques racistes que sexistes.
Gender Instrumentalization : A New Form of Racism and Sexism
This article analyzes interrelationships between different forms of domination, and more specifically the ways in which relations of domination constructed around the categories of sex and race feed into and mutually reinforce each other. A number of highly mediatized « events » in Switzerland and France today - the social integration of immigrant communities, the Islamic veil or gang rape - reveal an increasingly ethnicized discourse about sexism. In short, « foreigners » are construed as more violent and sexist than national citizens, and « their » women more submissive. The cultures of immigrant groups are racialized and presented as « extraordinarily » sexist in ways that are fundamentally distinct from « Western culture ». The authors analyze this process through exploratory research based on a questionnaire administered in French-speaking Switzerland. In this article, they present two preliminary results of this study : on the one hand, these media and popular political discourses work to justify race-based discrimination ; on the other, they mask and/or downplay forms of « ordinary » sexism found in Western countries. We are thus confronted with an instrumentalization of gender based on logics that are both racist and sexist.