Coordination
Gabrielle Hiltmann, Martine Chaponnière, Lucienne Gillioz
Lorsque, dans les années 70, les chercheuses féministes ont tenté d'institutionnaliser les " études femmes " dans les universités occidentales, l'interdisciplinarité en tant que pratique de recherche était posée comme l'un des critères présidant à cette mise en place. Faire entrer l'étude des rapports sociaux entre les sexes dans le monde académique, à l'époque encore bien plus masculin qu'aujourd'hui, représentait un double défi. D'une part, il s'agissait de développer la problématique du genre dans l'ensemble des disciplines, car elle les traverse toutes (et non pas d'en constituer une discipline). D'autre part, cette démarche remet en cause la structure même des universités, basées sur les disciplines. Ces questions sont toujours d'actualité aujourd'hui.
Aujourd'hui, la politique de la recherche est de plus en plus orientée vers l'interdisciplinarité et l'expérience acquise dans ce domaine par les chercheuses féministes est rarement évoquée dans les travaux sur l'interdisciplinarité. Ce numéro de Nouvelles Questions Féministes vient combler cette lacune et présente les liens historiques et épistémologiques entre études genre et interdisciplinarité, tout en menant une réflexion sur les pratiques actuelles de l'interdisciplinarité dans la recherche féministe.
Alors que Martine Chaponnière traite les aspects politiques de l'institutionnalisation des études genre en tant que champ interdisciplinaire, Astrid Deuber-Mankowsky et Lorena Parini relatent des expériences concrètes de travail interdisciplinaire à l'université, en Allemagne pour la première et dans le cadre de l'Ecole doctorale lémanique en Etudes Genre pour la seconde. Pasqualina Perrig-Chiello et Frédéric Darbellay, de leur côté, s'interrogent sur les non-dits de l'interdisciplinarité, à l'exemple de la problématique " femmes âgées " qui constitue une tâche aveugle tant pour les études genre que pour la gérontologie. Enfin, Patricia Caillé examine le rapport entre militantisme et institutionnalisation dans les études genre et les études cinématographiques en France et aux Etats-Unis.
Malgré la diversité des expériences relatées, il apparaît en fin de compte que la pratique de l'interdisciplinarité représente toujours un risque dans un contexte académique qui demeure structuré par les disciplines.
D'autres articles viennent compléter ce numéro, parmi lesquels un entretien avec la poète et romancière québécoise Nicole Brossard, lauréate de nombreux prix littéraires.
Sommaire
Edito
Martine Chaponnière, Gabrielle Hiltmann
L'interdisciplinarité entre idéal et réalité - une approche pragmatique
Grand Angle
Martine Chaponnière
Champ libre
Silvia Ricci Lempen
Un féminisme "tous publics" ? Modeste essai d'autopédagogie
Maria De Koninck, Solange Cantin
La critique de L'ENVEFF signée par Marcela Iacub et Hervé Le Bras ou l'arroseur arrosé
Ghaïss Jasser
Le mythe de l'androgyne et la consécration des genres dans le roman français d'entre-deux-guerres
Parcours
Lori Saint-Martin
La lucidité, l'émotion. Entretien avec Nicole Brossard, poète et romancière
Comptes-rendus
Zentrum für interdisziplinäre Frauenforschung. Institutionalisierung und Interdisziplinarität. Frauen- und Geschlechterforschung an der HU
Spieß Gesine et Cillie Rentmeister (Éds). Gender in Lehre und Didaktik
Maryvonne Gognalons
Lucienne Gillioz, Rosangela Gramoni, Christiane Margairaz, Colette Fry (Dir). Voir et agir - responsabilités des professionnel·le·s de la santé en matière de violences à l'égard des femmes
Christine Michel
Kristina Schulz. " Les années 70 ". Le mouvement des femmes en France et en Allemagne
Gaël Pannatier
Micheline Dumont et Louise Toupin. La pensée féministe au Québec (Anthologie 1900-1985)
Hotte Lucie et Linda Cardinal (Éds). La parole mémorielle des femmes
Collectif
Résumés/Abstracts
Martine Chaponnière
Impossible interdisciplinarité ?
L'histoire des disciplines est intimement liée à celle de l'université. Une fois née, la discipline doit s'institutionnaliser et le paradoxe des études genre, c'est d'avoir voulu s'institutionnaliser comme discipline interdisciplinaire. Ce paradoxe remonte à la singularité de la thématique elle-même, à la transversalité de la domination masculine, mais aussi au bouleversement épistémologique créé par l'entrée à l'université d'un mouvement social tentant de s'imposer à la fois comme sujet et comme objet d'étude. Le discours académique pousse à l'interdisciplinarité mais les pressions économiques poussent à la spécialisation. Dans ce contexte, les chercheuses en études genre se sont elles aussi spécialisées, dans leurs disciplines respectives ou dans le métadiscours féministe. L'interdisciplinarité pourrait alors être conçue comme une évaluation critique des concepts et méthodes qui transgressent les limites disciplinaires, ouvrant ainsi la recherche féministe à plus de réflexivité.
Impossible interdisciplinarity ?
The history of the disciplines is closely linked to the history of the university. Once born, a scientific branch must be institutionalised. The paradox of gender studies is that they have tried to institutionalise themselves as an interdisciplinary discipline. This paradox can be explained by the transversality of male domination and also by the epistemological rupture effectuated by the entry in the academy of a social movement claiming to be at the same time the subject and the object of analysis. However, while institutional discourse encourages interdisciplinarity, economic pressures push towards specialization. In this context, gender studies scholars have also tended to become more specialized, either in their specific branch or in feminist metadiscourse. Thus, interdisciplinarity could be conceived as a critical evaluation of concepts and methods that transgress disciplinary boundaries and thus lead to a higher level of reflexivity in feminist studies.
Astrid Deuber-Mankowsky
Exercices de changement de perspectives
Parce qu'elles traversent les frontières entre disciplines, les études genre ouvrent la possibilité de s'approprier le savoir canonisé et organisé de façon disciplinaire, afin de soulever les questions originairement issues de la philosophie : celles relatives au corps, au rapport entre le langage et le monde, à la fonction de la représentation, au statut du signe, au caractère médiat de la connaissance scientifique et au rapport entre nature et culture. Ces questions ne circulent pas seulement aux frontières des disciplines, mais aussi à la frontière entre le savoir universitaire et le savoir commun. En conséquence, la collaboration transdisciplinaire est fondamentalement "antidisciplinaire". Ce fait ne devrait pas être pris en considération seulement dans la recherche, mais aussi dans l'enseignement transdisciplinaire. De telle sorte que les enseignant·e·s deviennent apprenant·e·s et qu'il convient de considérer sérieusement les étudiant·e·s transdisciplinaires comme expert·e·s.
How to Shift Perspectives in the Analysis ?
Because Gender Studies lie at the border between disciplines, they offer the possibility of borrowing canonical knowledge and approaches from individual disciplines in order to raise originally philosophical issues : questions of the body, language-reality relations, the function of representation, the status of the sign, the mediated character of scientific knowledge, and the relation between nature and culture. These questions circulate not only at the border between disciplines, but also at the boundary between scientific and popular knowledge. In this sense, transdisciplinary collaboration is fundamentally " anti-disciplinary ", a fact that should be taken into account not only in our publications but also in our teaching. In this perspective, teachers become learners, and transdisciplinary students are experts in the joint construction of new forms of knowledge.
Lorena Parini.
L'expérience interdisciplinaire à l'Ecole doctorale lémanique en Etudes Genre
Cette contribution relate l'expérience de l'interdisciplinarité à l'Ecole doctorale lémanique en Etudes Genre (EDL-EG). Ce programme à commencé ses travaux en avril 2002 et soutient 17 doctorantes de différentes disciplines qui toutes réalisent des thèses dans le domaine de l'analyses des rapports sociaux de sexe. A travers une brève analyse des contraintes spécifiques à l'EDL-EG, l'autrice propose quelques stratégies pédagogiques interdisciplinaires. Elle demande également à l'institution universitaire de relayer les efforts faits dans ce sens par une meilleure reconnaissance des parcours interdisciplinaires.
The interdisciplinary experience of the Lausanne-Geneva Gender Studies Doctoral School.
This article describes the Lausanne-Geneva Gender Studies Doctoral School's interdisciplinary experience. The School was launched in April 2002. It comprises 17 PhD students coming from various disciplines. All of them are in the process of writing a dissertation focused on issues of gender. The author proposes a certain number of interdisciplinary pedagogical strategies based upon the constraints with which the Schoolhas been confronted. An argument is made for more solid institutional involvement by the University and a more thorough-going recognition of the value of interdisciplinarity.
Pasqualina Perrig-Chiello, Frédéric Darbellay
La vieillesse est féminine - qui s'en soucie ?
Cette contribution présente la nécessité de l'interdisciplinarité en études genre, ainsi que la difficulté à réaliser cette exigence, à travers l'exemple de l'objet de recherche "femmes âgées". Les femmes âgées sont à peine prises en considération par les études genre comme par la gérontologie, en dépit de leur présence importante au plan qualitatif et de la discrimination dont elles sont l'objet à bien des égards dans notre société. Qu'est-ce qui rend le sujet des "femmes âgées" tellement peu attractif pour ces deux disciplines ? Pourquoi cette thématique intéressante en soi pour les deux disciplines n'est-elle pas perçue comme un point d'intersection adéquat à un échange interdisciplinaire ? L'analyse de cette question révèle ce paradoxe que le besoin d'interdisciplinarité des deux disciplines - qui doivent encore résoudre le problème de leur propre démarcation disciplinaire - est la raison essentielle de l'absence de partage.
Old age is feminine - and who cares?
This article focuses on the difficulties of putting into practice a genuinely interdisciplinary research and teaching program in gender studies by examining an exemplary neglected research topic, that of "old women". Interestingly enough, old women are barely acknowledged both by gender studies and by gerontology, despite their impressive numerical majority and despite the multiple discriminations to which they are subject in our society. What makes the topic of "old women" so unattractive? Why is this central subject not perceived by both disciplines as a suitable platform for interdisciplinary co-operation? The analysis of these questions reveals that the main reason for the scarce exchange between gender studies and gerontology lies paradoxically in the interdisciplinary claims of both disciplines, each still struggling in its own way with disciplinary differentiation and academic recognition.
Patricia Caillé
Interroger la figure à la croisée des cinémas et des genres
Cet article examine le rapport entre militantisme et institutionnalisation dans les études de genre et dans les études cinématographiques, ces dernières demeurant en France assez réfractaires à tout questionnement sur le genre. Par un examen du rapport entre enseignement et recherche dans les sciences humaines aux Etats-Unis et en France, ce travail pose la question des objectifs permettant d'établir des liens entre les deux champs disciplinaires et suggère la réappropriation par les études de genre de concepts-clés issus des études cinématographiques afin de développer de nouvelles démarches qui prennent en compte les schémas d'appréhension du cinéma d'un public étudiant et les cadres disciplinaires dans lesquels s'inscrivent de telles démarches. Il examine les possibilités qu'offre le concept de figure aux études sur la construction des genres au cinéma.
Questioning the figure at the crossroads of cinema and gender
This article examines the relationship between militant and institutional practices in gender and film studies in French academia, where film studies has been resisting any attemps to introduce gender perspectives. Comparing teaching and research practices in France with those in the US, it looks at the objectives that would enable researchers and teachers to build bridges between the two disciplines. It suggests the reappropriation by gender studies of concepts developed in film studies as a way to impose a space shared by the two disciplines, a space that would take into account the preconceptions that students bring with them to film courses and the disciplinary boundaries within which analyses are carried out. To that end, it offers an examination of the concept of the figure.
Silvia Ricci Lempen
Un féminisme "tous publics" ? Modeste essai d'autopédagogie
Cet article est constitué par le récit, rédigé par l'une des deux organisatrices, d'une journée de rencontre sur le thème "Femmes d'ici, femmes d'ailleurs : partager les cultures", qui a eu lieu à Lausanne le 30 novembre 2002. Le déroulement de cette rencontre, qui a remporté un grand succès, pose néanmoins différentes questions découlant de la tension entre les deux objectifs poursuivis simultanément : organiser une journée "tous publics" sur le thème des femmes et du multiculturalisme, et en même temps proposer une approche de ce thème empreinte d'esprit féministe. L'autrice formule ces questions et les propose à la réflexion de toutes les féministes qui s'efforcent d'instaurer une communication avec des personnes extérieures au cercle du féminisme militant.
Feminism for the general public? A modest effort at self-pedagogy
In this article, one of the two organisers of " Women from here, women from elsewhere : sharing cultures ", recounts her experience of this day-long encounter that took place in Lausanne on the 30th of November 2002. While the encounter was a great success, it nevertheless raises certain important questions that stem from the tension between two goals that the organisers were pursuing simultaneously : the first was to bring together a large public to reflect on the theme of women and multiculturalism, and second was to propose a feminist reading of this theme. The author analyzes these questions with the aim of sharing her experience with those feminists who, like herself, attempt to instaure dialogue with people who are not feminist activists.
Maria De Koninck, Solange Cantin
La critique de L'ENVEFF signée par Marcela Iacub et Hervé Le Bras ou l'arroseur arrosé
Cet article constitue une réponse à celui qu'ont publié Marcela Iacub et Hervé Le Bras sur l'Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF) dans le numéro 623 de la revue Les Temps Modernes. Il en fait ressortir le caractère idéologique et son absence de rigueur. Se référant aux enquêtes et travaux de recherche menés au cours des vingt dernières années, les auteures argumentent que l'ENVEFF est une entreprise scientifique qui s'inscrit dans une démarche internationale visant à documenter une problématique complexe. Par leur méconnaissance de la problématique et de la littérature sur la violence, Iacub et Le Bras en viennent à signer un texte qui tient de la polémique stérile et qui ne peut être minimalement considéré comme une critique à caractère scientifique. Les auteures affirment ainsi, références à l'appui, que les instruments utilisés dans l'ENVEFF reflètent l'état des connaissances actuelles et que si ses résultats surprennent, c'est que la prévalence estimée est, dans une perspective comparative, relativement faible. De plus, elles identifient les glissements dans l'argumentation construite par Iacub et Le Bras, qui témoignent d'un amalgame analytique dont l'objectif apparaît comme un procès d'intention politique aux chercheur×e×s qui ont réalisé l'ENVEFF. De là, le constat que l'article publié dans Les Temps modernes rejoint dans son essence les tentatives menées ailleurs depuis vingt ans pour discréditer les travaux de documentation de la violence envers les femmes.
A strong critique of the weak critique of ENVEFF by Iacub and LeBras
This article is a response to a critique of the "French National Survey on Violence AgainstWomen (ENVEFF)" published by Marcela Iacub and Hervé Le Bras in Les Temps Modernes (issue 623). It highlights their critique's ideological character and lack of rigor. Referring to surveys and studies carried out during the past twenty years, Iacub and Le Bras argue that ENVEFF is a scientific enterprise in keeping with an international effort aimed at documenting a complex problem. However, their own absence of knowledge of the issues raised by the literature on violence reduces their critique to sterile polemic, not scientific argumentation. This article reviews the methods used in ENVEFF and shows how they reflect the present state of knowledge; indeed if it's the results of ENVEFF may be considered surprising, this is because of the relatively low prevalence of violence estimated. The article also identifes how Iacub and Le Bras's arguments distort arguments, evidence of an analytical simplification whose objective seems to be a political crusade against ENVEFF researchers. The article concludes that Iacub and Le Bras's critique should be considered as just another effort to discredit work aiming to consolidate knowledge on violence against women.
Ghaïss Jasser
Le mythe de l'androgyne et la consécration des genres dans le roman français d'entre-deux-guerres
Le mythe de l'androgyne, dans le roman de la première moitié du XXème siècle, vient consacrer les genres dans leur forme la plus conventionnelle même lorsque des tabous tenaces comme la suprématie du "masculin" sur le "féminin" ou la hiérarchie entre les genres y sont réellement brisés. Ainsi, en dépit d'un Jean Giraudoux qui - dans ce mythe - instaure la suprématie du " féminin ", d'un Marcel Proust qui fustige la notion de " virilité " et des surréalistes qui refusent de hiérarchiser les genres, le " masculin " et le " féminin " gardent-ils leurs acceptions traditionnelles et figées.
The Androgynie Myth and Gender Consolidation in the Inter-War Period French Novel
In French novels from the first half of the twentieth century, the Androgynie myth consolidates gender categories in their most conventional form, while at the same time breaking long-standing taboos to challenge the supremacy of the " Masculine " over the " Feminine ", or the hierarchy between the genders. Therefore, for example, in spite of Jean Giraudoux who instaured as norm the paramount importance of the "Feminine", or Marcel Proust who mocked the idea of "Virility", or even the Surrealists who reject gender hierarchies, both the "Masculine" and the "Feminine" maintain their traditional and fixed meanings.
Coordination
Gabrielle Hiltmann, Martine Chaponnière, Lucienne Gillioz
Sommaire
Edito
Martine Chaponnière, Gabrielle Hiltmann
L'interdisciplinarité entre idéal et réalité - une approche pragmatique
Grand Angle
Martine Chaponnière
Champ libre
Silvia Ricci Lempen
Un féminisme "tous publics" ? Modeste essai d'autopédagogie
Maria De Koninck, Solange Cantin
La critique de L'ENVEFF signée par Marcela Iacub et Hervé Le Bras ou l'arroseur arrosé
Ghaïss Jasser
Le mythe de l'androgyne et la consécration des genres dans le roman français d'entre-deux-guerres
Parcours
Lori Saint-Martin
La lucidité, l'émotion. Entretien avec Nicole Brossard, poète et romancière
Comptes-rendus
Zentrum für interdisziplinäre Frauenforschung. Institutionalisierung und Interdisziplinarität. Frauen- und Geschlechterforschung an der HU
Spieß Gesine et Cillie Rentmeister (Éds). Gender in Lehre und Didaktik
Maryvonne Gognalons
Lucienne Gillioz, Rosangela Gramoni, Christiane Margairaz, Colette Fry (Dir). Voir et agir - responsabilités des professionnel·le·s de la santé en matière de violences à l'égard des femmes
Christine Michel
Kristina Schulz. " Les années 70 ". Le mouvement des femmes en France et en Allemagne
Gaël Pannatier
Micheline Dumont et Louise Toupin. La pensée féministe au Québec (Anthologie 1900-1985)
Hotte Lucie et Linda Cardinal (Éds). La parole mémorielle des femmes
Collectif
Résumés/Abstracts
Martine Chaponnière
Impossible interdisciplinarité ?
L'histoire des disciplines est intimement liée à celle de l'université. Une fois née, la discipline doit s'institutionnaliser et le paradoxe des études genre, c'est d'avoir voulu s'institutionnaliser comme discipline interdisciplinaire. Ce paradoxe remonte à la singularité de la thématique elle-même, à la transversalité de la domination masculine, mais aussi au bouleversement épistémologique créé par l'entrée à l'université d'un mouvement social tentant de s'imposer à la fois comme sujet et comme objet d'étude. Le discours académique pousse à l'interdisciplinarité mais les pressions économiques poussent à la spécialisation. Dans ce contexte, les chercheuses en études genre se sont elles aussi spécialisées, dans leurs disciplines respectives ou dans le métadiscours féministe. L'interdisciplinarité pourrait alors être conçue comme une évaluation critique des concepts et méthodes qui transgressent les limites disciplinaires, ouvrant ainsi la recherche féministe à plus de réflexivité.
Impossible interdisciplinarity ?
The history of the disciplines is closely linked to the history of the university. Once born, a scientific branch must be institutionalised. The paradox of gender studies is that they have tried to institutionalise themselves as an interdisciplinary discipline. This paradox can be explained by the transversality of male domination and also by the epistemological rupture effectuated by the entry in the academy of a social movement claiming to be at the same time the subject and the object of analysis. However, while institutional discourse encourages interdisciplinarity, economic pressures push towards specialization. In this context, gender studies scholars have also tended to become more specialized, either in their specific branch or in feminist metadiscourse. Thus, interdisciplinarity could be conceived as a critical evaluation of concepts and methods that transgress disciplinary boundaries and thus lead to a higher level of reflexivity in feminist studies.
Astrid Deuber-Mankowsky
Exercices de changement de perspectives
Parce qu'elles traversent les frontières entre disciplines, les études genre ouvrent la possibilité de s'approprier le savoir canonisé et organisé de façon disciplinaire, afin de soulever les questions originairement issues de la philosophie : celles relatives au corps, au rapport entre le langage et le monde, à la fonction de la représentation, au statut du signe, au caractère médiat de la connaissance scientifique et au rapport entre nature et culture. Ces questions ne circulent pas seulement aux frontières des disciplines, mais aussi à la frontière entre le savoir universitaire et le savoir commun. En conséquence, la collaboration transdisciplinaire est fondamentalement "antidisciplinaire". Ce fait ne devrait pas être pris en considération seulement dans la recherche, mais aussi dans l'enseignement transdisciplinaire. De telle sorte que les enseignant·e·s deviennent apprenant·e·s et qu'il convient de considérer sérieusement les étudiant·e·s transdisciplinaires comme expert·e·s.
How to Shift Perspectives in the Analysis ?
Because Gender Studies lie at the border between disciplines, they offer the possibility of borrowing canonical knowledge and approaches from individual disciplines in order to raise originally philosophical issues : questions of the body, language-reality relations, the function of representation, the status of the sign, the mediated character of scientific knowledge, and the relation between nature and culture. These questions circulate not only at the border between disciplines, but also at the boundary between scientific and popular knowledge. In this sense, transdisciplinary collaboration is fundamentally " anti-disciplinary ", a fact that should be taken into account not only in our publications but also in our teaching. In this perspective, teachers become learners, and transdisciplinary students are experts in the joint construction of new forms of knowledge.
Lorena Parini.
L'expérience interdisciplinaire à l'Ecole doctorale lémanique en Etudes Genre
Cette contribution relate l'expérience de l'interdisciplinarité à l'Ecole doctorale lémanique en Etudes Genre (EDL-EG). Ce programme à commencé ses travaux en avril 2002 et soutient 17 doctorantes de différentes disciplines qui toutes réalisent des thèses dans le domaine de l'analyses des rapports sociaux de sexe. A travers une brève analyse des contraintes spécifiques à l'EDL-EG, l'autrice propose quelques stratégies pédagogiques interdisciplinaires. Elle demande également à l'institution universitaire de relayer les efforts faits dans ce sens par une meilleure reconnaissance des parcours interdisciplinaires.
The interdisciplinary experience of the Lausanne-Geneva Gender Studies Doctoral School.
This article describes the Lausanne-Geneva Gender Studies Doctoral School's interdisciplinary experience. The School was launched in April 2002. It comprises 17 PhD students coming from various disciplines. All of them are in the process of writing a dissertation focused on issues of gender. The author proposes a certain number of interdisciplinary pedagogical strategies based upon the constraints with which the Schoolhas been confronted. An argument is made for more solid institutional involvement by the University and a more thorough-going recognition of the value of interdisciplinarity.
Pasqualina Perrig-Chiello, Frédéric Darbellay
La vieillesse est féminine - qui s'en soucie ?
Cette contribution présente la nécessité de l'interdisciplinarité en études genre, ainsi que la difficulté à réaliser cette exigence, à travers l'exemple de l'objet de recherche "femmes âgées". Les femmes âgées sont à peine prises en considération par les études genre comme par la gérontologie, en dépit de leur présence importante au plan qualitatif et de la discrimination dont elles sont l'objet à bien des égards dans notre société. Qu'est-ce qui rend le sujet des "femmes âgées" tellement peu attractif pour ces deux disciplines ? Pourquoi cette thématique intéressante en soi pour les deux disciplines n'est-elle pas perçue comme un point d'intersection adéquat à un échange interdisciplinaire ? L'analyse de cette question révèle ce paradoxe que le besoin d'interdisciplinarité des deux disciplines - qui doivent encore résoudre le problème de leur propre démarcation disciplinaire - est la raison essentielle de l'absence de partage.
Old age is feminine - and who cares?
This article focuses on the difficulties of putting into practice a genuinely interdisciplinary research and teaching program in gender studies by examining an exemplary neglected research topic, that of "old women". Interestingly enough, old women are barely acknowledged both by gender studies and by gerontology, despite their impressive numerical majority and despite the multiple discriminations to which they are subject in our society. What makes the topic of "old women" so unattractive? Why is this central subject not perceived by both disciplines as a suitable platform for interdisciplinary co-operation? The analysis of these questions reveals that the main reason for the scarce exchange between gender studies and gerontology lies paradoxically in the interdisciplinary claims of both disciplines, each still struggling in its own way with disciplinary differentiation and academic recognition.
Patricia Caillé
Interroger la figure à la croisée des cinémas et des genres
Cet article examine le rapport entre militantisme et institutionnalisation dans les études de genre et dans les études cinématographiques, ces dernières demeurant en France assez réfractaires à tout questionnement sur le genre. Par un examen du rapport entre enseignement et recherche dans les sciences humaines aux Etats-Unis et en France, ce travail pose la question des objectifs permettant d'établir des liens entre les deux champs disciplinaires et suggère la réappropriation par les études de genre de concepts-clés issus des études cinématographiques afin de développer de nouvelles démarches qui prennent en compte les schémas d'appréhension du cinéma d'un public étudiant et les cadres disciplinaires dans lesquels s'inscrivent de telles démarches. Il examine les possibilités qu'offre le concept de figure aux études sur la construction des genres au cinéma.
Questioning the figure at the crossroads of cinema and gender
This article examines the relationship between militant and institutional practices in gender and film studies in French academia, where film studies has been resisting any attemps to introduce gender perspectives. Comparing teaching and research practices in France with those in the US, it looks at the objectives that would enable researchers and teachers to build bridges between the two disciplines. It suggests the reappropriation by gender studies of concepts developed in film studies as a way to impose a space shared by the two disciplines, a space that would take into account the preconceptions that students bring with them to film courses and the disciplinary boundaries within which analyses are carried out. To that end, it offers an examination of the concept of the figure.
Silvia Ricci Lempen
Un féminisme "tous publics" ? Modeste essai d'autopédagogie
Cet article est constitué par le récit, rédigé par l'une des deux organisatrices, d'une journée de rencontre sur le thème "Femmes d'ici, femmes d'ailleurs : partager les cultures", qui a eu lieu à Lausanne le 30 novembre 2002. Le déroulement de cette rencontre, qui a remporté un grand succès, pose néanmoins différentes questions découlant de la tension entre les deux objectifs poursuivis simultanément : organiser une journée "tous publics" sur le thème des femmes et du multiculturalisme, et en même temps proposer une approche de ce thème empreinte d'esprit féministe. L'autrice formule ces questions et les propose à la réflexion de toutes les féministes qui s'efforcent d'instaurer une communication avec des personnes extérieures au cercle du féminisme militant.
Feminism for the general public? A modest effort at self-pedagogy
In this article, one of the two organisers of " Women from here, women from elsewhere : sharing cultures ", recounts her experience of this day-long encounter that took place in Lausanne on the 30th of November 2002. While the encounter was a great success, it nevertheless raises certain important questions that stem from the tension between two goals that the organisers were pursuing simultaneously : the first was to bring together a large public to reflect on the theme of women and multiculturalism, and second was to propose a feminist reading of this theme. The author analyzes these questions with the aim of sharing her experience with those feminists who, like herself, attempt to instaure dialogue with people who are not feminist activists.
Maria De Koninck, Solange Cantin
La critique de L'ENVEFF signée par Marcela Iacub et Hervé Le Bras ou l'arroseur arrosé
Cet article constitue une réponse à celui qu'ont publié Marcela Iacub et Hervé Le Bras sur l'Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF) dans le numéro 623 de la revue Les Temps Modernes. Il en fait ressortir le caractère idéologique et son absence de rigueur. Se référant aux enquêtes et travaux de recherche menés au cours des vingt dernières années, les auteures argumentent que l'ENVEFF est une entreprise scientifique qui s'inscrit dans une démarche internationale visant à documenter une problématique complexe. Par leur méconnaissance de la problématique et de la littérature sur la violence, Iacub et Le Bras en viennent à signer un texte qui tient de la polémique stérile et qui ne peut être minimalement considéré comme une critique à caractère scientifique. Les auteures affirment ainsi, références à l'appui, que les instruments utilisés dans l'ENVEFF reflètent l'état des connaissances actuelles et que si ses résultats surprennent, c'est que la prévalence estimée est, dans une perspective comparative, relativement faible. De plus, elles identifient les glissements dans l'argumentation construite par Iacub et Le Bras, qui témoignent d'un amalgame analytique dont l'objectif apparaît comme un procès d'intention politique aux chercheur×e×s qui ont réalisé l'ENVEFF. De là, le constat que l'article publié dans Les Temps modernes rejoint dans son essence les tentatives menées ailleurs depuis vingt ans pour discréditer les travaux de documentation de la violence envers les femmes.
A strong critique of the weak critique of ENVEFF by Iacub and LeBras
This article is a response to a critique of the "French National Survey on Violence AgainstWomen (ENVEFF)" published by Marcela Iacub and Hervé Le Bras in Les Temps Modernes (issue 623). It highlights their critique's ideological character and lack of rigor. Referring to surveys and studies carried out during the past twenty years, Iacub and Le Bras argue that ENVEFF is a scientific enterprise in keeping with an international effort aimed at documenting a complex problem. However, their own absence of knowledge of the issues raised by the literature on violence reduces their critique to sterile polemic, not scientific argumentation. This article reviews the methods used in ENVEFF and shows how they reflect the present state of knowledge; indeed if it's the results of ENVEFF may be considered surprising, this is because of the relatively low prevalence of violence estimated. The article also identifes how Iacub and Le Bras's arguments distort arguments, evidence of an analytical simplification whose objective seems to be a political crusade against ENVEFF researchers. The article concludes that Iacub and Le Bras's critique should be considered as just another effort to discredit work aiming to consolidate knowledge on violence against women.
Ghaïss Jasser
Le mythe de l'androgyne et la consécration des genres dans le roman français d'entre-deux-guerres
Le mythe de l'androgyne, dans le roman de la première moitié du XXème siècle, vient consacrer les genres dans leur forme la plus conventionnelle même lorsque des tabous tenaces comme la suprématie du "masculin" sur le "féminin" ou la hiérarchie entre les genres y sont réellement brisés. Ainsi, en dépit d'un Jean Giraudoux qui - dans ce mythe - instaure la suprématie du " féminin ", d'un Marcel Proust qui fustige la notion de " virilité " et des surréalistes qui refusent de hiérarchiser les genres, le " masculin " et le " féminin " gardent-ils leurs acceptions traditionnelles et figées.
The Androgynie Myth and Gender Consolidation in the Inter-War Period French Novel
In French novels from the first half of the twentieth century, the Androgynie myth consolidates gender categories in their most conventional form, while at the same time breaking long-standing taboos to challenge the supremacy of the " Masculine " over the " Feminine ", or the hierarchy between the genders. Therefore, for example, in spite of Jean Giraudoux who instaured as norm the paramount importance of the "Feminine", or Marcel Proust who mocked the idea of "Virility", or even the Surrealists who reject gender hierarchies, both the "Masculine" and the "Feminine" maintain their traditional and fixed meanings.